Violences policières : comment en est-on arrivé là ?

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, la gestion du maintien de l'ordre a créé de nombreuses polémiques en France. Voilà comment les choses ont évolué en seulement un an et demi.

Violences policières : comment tout a dégénéré


Depuis le début des gilets jaunes, le « maintien de l’ordre à la française » a laissé la place à des violences policières quasi systémiques pour certains experts. Avec Rémy Buisine et Charles Villa.


Brut revient sur un an et demi de conflit social et de « bavures » policières. Comment en est-on arrivé là ?


Quand la police dérape


Pour bien comprendre le maintien de l'ordre dans l'histoire récente, en fait, il faut remonter au milieu des années 1980. Le 6 décembre 1986, un jeune étudiant, Malik Oussekine, meurt sous les coups des policiers. David Dufresne, journaliste et écrivain, se souvient. « À ce moment-là, il y a des policiers à moto, ce sont des « voltigeurs ». Ce sont eux qui tuent Malik Oussekine, deux policiers, le motard et son passager, qui descendent et qui le frappent à mort. » Après cet homicide, les politiques, les journalistes et les policiers parlent de « syndrome Malik Oussekine », ou l’idée selon laquelle la police ne doit plus aller au contact.


« Le maintien de l’ordre à la française, hérité des années 80, notamment après la mort de Malik Oussekine, c'était une doctrine dans laquelle on restait à distance des manifestants », développe Nicolas Chapuis, journaliste au Monde. David Dufresne poursuit : « Pendant des années, le modèle français, c'était « montrer sa force pour ne pas s'en servir ». C'était contenir la foule. C'était la maintenir à distance. Et, on peut le dire, la France était plutôt bonne là-dedans… Jusqu'au moment des gilets jaunes."


Novembre 2018 : la bascule


Avec l'arrivée des gilets jaunes, un changement radical opère. Les gilets jaunes refusent d'organiser leurs manifestations, refusent de les déclarer auprès des forces de l'ordre, et refusent toute négociation en amont sur le parcours. Les forces de l'ordre n'ont plus d’interlocuteurs, comme c'était le cas avec les organisations syndicales. « Il faut faire évoluer ce maintien de l’ordre, et, en parallèle, il y a une grande violence qui se déploie dans ces manifestations de la part des manifestants », constate Nicolas Chapuis.


Rémy Buisine, reporter Brut, est sur place dès les premières manifestations. « C’est un mouvement insurrectionnel, quelque part, avec beaucoup de tension, des personnes très en colère. Ce qui est marquant les premières semaines, c'est de voir des forces de l'ordre dépassées, en sous-effectifs, et qui ne savent pas trop quoi faire. Sur certains moments off, vous avez des membres des forces de l'ordre qui peuvent venir se confier à vous et dire que les ordres ne sont pas adaptés à la situation, qu'ils sont fatigués, qu'ils sont épuisés. »


Toutes les forces de l'ordre sont alors mobilisées, dont des policiers qui ne sont pas du tout formés à ce genre de situations. Parmi ces forces-là, il y a la Brigade anti-criminalité (BAC). « Ces brigades ont été créées pour intervenir dans les quartiers populaires. Elles sont intervenues dans les manifestations avec l'expérience qu'elles avaient acquise dans les quartiers populaires. On assiste finalement à une extension du domaine de la violence policière des quartiers populaires vers les manifestations », détaille Arié Alimi, avocat à la cour. On constate alors l’usage de d’armes dites « intermédiaires », comme les LBD 40 ou les grenades. D’où une multiplication des blessés et des mutilés.


Et désormais, ces violences sont filmées sous tous les angles, en direct, et diffusées sur Internet. « On ne se rend pas compte, mais il y a 10 ans, YouTube n'existait pas, Twitter n'existait pas, Facebook n'existait pas. Ça bouleverse tout », analyse David Dufresne. Cette visibilisation par les vidéos permet donc une visibilisation des violences policières. Les Français commencent alors à s'interroger. Mais c'est la mort d'un jeune Nantais dans un contexte festif qui va faire prendre conscience à l'opinion publique qu'il y a un problème avec la doctrine policière.


Juin 2019, la mort de Steve


Fête de la musique, sur les quais de Loire. La police arrive et demande aux DJ d’arrêter. Tous arrêtent sauf un, qui relance ses platines et joue un morceau des Bérurier noir, Porcherie, une chanson anti-flics. « Vous avez des lacrymogènes, des jets de projectiles. Charge de police. Un certain nombre de personnes tombent dans la Loire, et une ne remontera pas : Steve », racontez David Dufresne.


« Steve, de mon point de vue, c'est l'aboutissement d'un maintien de l'ordre en roue libre, puisque là, a priori, les forces de police en présence, c'est plutôt des BAC, c'est plutôt des compagnies d'intervention, c'est plutôt des policiers qui sont formés à l'anti-émeute, pas du tout au maintien de l’ordre. Et la mort de Steve, elle rappelle évidemment Malik Oussekine », poursuit le journaliste.


Le fait qu'un jeune homme lambda qui fait la fête lors de la Fête de la musique puisse trouver la mort au cours d'une opération de maintien de l’ordre est inacceptable pour l'ensemble des Français. L’opinion publique réagit vivement. « Elle prend conscience de ces violences policières systémiques, estime Arié Alimi. Les violences policières systémiques, ça veut dire une chose très simple, c'est qu'elles font système dès lors qu'elles sont suffisamment nombreuses pour considérer que ce ne sont pas que des bavures et pas des dérapages. »


Après la mort de Steve, l’IGPN est saisie. Elle affirme au terme de son enquête qu'il y a bien eu une charge de police, mais qu'il n'y a pas de lien entre cette charge le fait que des personnes aient plongé dans la Loire. Édouard Philippe prend la parole sur le perron de Matignon, aux côtés de Christophe Castaner, totalement muet. « À l'issue du travail de l'IGPN, des questions restent donc posées. L'enchaînement des faits reste confus. Je ne peux évidemment pas m'en satisfaire », assure le Premier ministre.


Et maintenant ?


« Les gens ont peur de venir manifester. Des gens qui venaient à toutes les manifestations ne viennent plus forcément », d’après Arié Alimi. Pour sa part, Rémy Buisine reste très marqué par la violence des conflits. « Faut pas oublier que quand on est journaliste, on reste des êtres humains avec une sensibilité. Ces événements, on les a vécus en première ligne. C'étaient des situations humaines au travers de ces blessés qui étaient assez dures à vivre et assez prenantes. »


Pour Nicolas Chapuis, la police française et le gouvernement se cherchent encore par rapport à la question du maintien de l'ordre. Il s’interroge : « Quand un policier commet une violence, est-ce qu'il est responsable individuellement, ou est-ce qu'il y a aussi une responsabilité de l'État, des autorités de sa hiérarchie qui ne lui a pas donné les moyens, la formation nécessaire ? Et cette responsabilité de l'État, elle est rarement questionnée. » David Dufresne est catégorique : le maintien de l'ordre à la française est un souvenir et a été « pulvérisé sous nos yeux ».


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