Penser demain : la décroissance selon Félicien Bogaerts

"La décroissance, c’est un point de départ pour envisager un million de sociétés possibles." C'est le point de vue de Félicien Bogaerts de Le Biais Vert. #PenserDemain Épisode 1.

Penser demain : la décroissance


Le militant écologiste Félicien Bogaerts décrypte pour Brut le concept de décroissance et nous invite à repenser nos sociétés capitalistes pendant le confinement.


« Cette crise est une condamnation du modèle économique et plus globalement de l'organisation de la société industrielle moderne. En d'autres termes, c'est un diagnostic, une déclaration officielle par laquelle ce modèle est nuisible, coupable », estime Félicien Bogaerts, co-fondateur du média indépendant Le Biais Vert et militant écologiste. Pour Brut, il explique en quoi, selon lui, il faut sortir du système capitaliste.


« Le ralentissement de l'économie mondiale n’est pas une bonne nouvelle pour la planète »


Le ralentissement soudain de l'économie mondiale a effectivement provoqué une diminution historique des émissions de gaz à effet de serre. Pour le mois de février, on parle de -25 % d'émissions en Chine. La Chine est quand même l'usine du monde, donc le plus gros émetteur mondial !


En Inde, on aura vu l'Himalaya débarrassé de son voile d'air pollué. À Venise, on aura pu observer des cygnes et des poissons revenir flâner dans les canaux, alors que la ville est d'habitude suppliciée par le tourisme de masse. Certains auront pu voir, effectivement, le signe d'une bonne nouvelle pour la planète. Malheureusement, la réalité est tout autre.


« La maladie qui fait suffoquer notre planète porte un nom : l'économie capitaliste »


Ce n'est absolument pas une bonne nouvelle parce que ces effets directs ne sont pas systémiques : ils sont temporaires. Un peu comme si vous aviez une maladie très grave et que pendant un certain temps, les symptômes s'atténuaient. Mais en réalité, la maladie est toujours là. Et en ce qui concerne celle qui fait suffoquer notre planète, elle porte un nom : l'économie capitaliste, donc la croissance, la surproduction et la mondialisation.


Ce système économique n'est pas conçu pour pouvoir ralentir, et encore moins pour pouvoir s'arrêter. Donc le krach, il est déjà là, et il est colossal. Près de 17 millions d'Américains ont déjà rempli une demande d'allocation chômage. Les dettes publiques vont augmenter partout de manière considérable.


« Après 2008, on a eu tendance à produire et polluer encore plus, comme s'il fallait se rattraper »


Cela va avoir deux conséquences : d'abord une course à la relance économique et donc à la croissance – la pire nouvelle possible pour la planète – ensuite des politiques d'austérité sur les services publiques – la pire nouvelle pour l'hôpital, pour l'école, et pour à peu près tout le monde.


Comme aujourd'hui, après le krach de l'automne 2008, la production s'est mise en pause dans les secteurs non essentiels à la vie. On a aussi enregistré des diminutions drastiques de gaz à effet de serre. Mais à partir de la relance économique, toutes ces émissions sont reparties à la hausse. On a même eu tendance à produire et à polluer encore plus, comme s'il fallait se rattraper.


« Que nous soyons des millions pour défendre la décroissance choisie face à la récession subie »


Pour nous, c'est clair, la première conséquence souhaitable, c'est que toutes les personnes qui auront pu, pendant ce confinement, faire mûrir la volonté d'un autre rapport au monde, se mettent en lutte pour le défendre. Soit parce qu'elles auront eu le temps d'y réfléchir chez elles, soit parce qu’elles auront fait partie des personnes en première ligne face au désastre.


Les soignants, les petits indépendants, les artisans ou producteurs locaux, les petites mains de la grande distribution, les ouvriers, les chauffeurs-livreurs… Que nous soyons des millions de mains à nous battre quels que soient nos moyens d'action, de la grève aux barricades, pour défendre la décroissance choisie face à la récession subie.


« C'est un projet politique qui doit venir d'une volonté populaire »


La récession, c'est la soumission, c'est un krach boursier, c'est une crise économique. C'est quand la locomotive sans frein du capital déraille et qu'elle écrase au passage plusieurs dizaines de millions de pauvres. La décroissance, au contraire, c'est quelque chose qu'on choisit, que l'on organise au fil du temps.


C'est un projet politique qui doit venir d'une volonté populaire. Ce n’est pas produire le maximum, mais produire le nécessaire. C'est l'économie comme outil, comme moyen et non comme une fin en soi. Une économie au sens réelle du terme qui s'enracine dans le réel. Pas comme le capitalisme et sa croyance complètement folle que les ressources n'ont pas de limite.


« La vie sociale ne serait plus alignée sur les impératifs économiques d'une poignée de personnes »


Fondamentalement, la décroissance, c'est avoir un contrôle sur la production, diminuer les flux, les transports d'humains et de marchandise, et surtout relocaliser l'activité. Ça veut dire plus d'autonomie et de résilience pour les communautés, plus de démocratie. Parce que toute la vie sociale ne serait plus alignée sur les impératifs économiques d'une poignée de personnes intéressées.


La décroissance, c'est évidemment changer de modèle économique. Pas ajuster le capitalisme, mais le démanteler pour organiser une société centrée sur les besoins des personnes, le bien commun – même si l'expression semble malheureusement désuète. Il faut bien dire que le capitalisme, le productivisme, la mondialisation sont des concepts assez récents dans l'histoire. La civilisation industrielle dans laquelle nous vivons est même une anecdote de l'aventure humaine, bien qu'elle soit ultra délétère.


« La décroissance, c'est un point de départ pour envisager un million de sociétés possibles »


Il est donc tout à fait possible d'imaginer d'autres sociétés post-capitalistes. Et leurs formes peuvent être nombreuses. Il ne s'agit pas d'opposer le capitalisme à un seul modèle qui fonctionne, à une vérité révélée, non. La décroissance, c'est un point de départ pour envisager un million de sociétés possibles. Maintenant, il faut bien dire qu'aujourd'hui, les domaines comme la philosophie politique et son expérimentation sont très violemment prises en otage par les partis, par une certaine bourgeoisie politicienne.


« Se parler, s'organiser – faire de la politique au sens premier du terme »


Mais de nombreuses personnes ont déjà envisagé par le passé d'autres formes de sociétés possibles et le feront encore à l'avenir. On peut en tout cas imaginer des sociétés qui se basent sur le commun, l'artisanat, la solidarité, la production locale, l'agriculture paysanne, les liens sociaux… En fait, la proximité. L'essentiel d'une société, c'est d'abord et avant tout de pouvoir subvenir à ses propres besoins.


Tant que l'on s'efforcera d'alerter un chauffard psychopathe qui est sourd, nous continuerons d'aller tout droit dans le précipice. Il nous faut impérativement reprendre le volant. Ça veut dire se rencontrer, ça veut dire se parler, s'organiser – faire de la politique au sens premier du terme – et lutter ensemble pour le monde qu'on mérite.


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