Irina, 22 ans, “héritière russe”. Dulce, 23 ans, “major de promo en école de commerce”. Eleanor, 24 ans, “historienne polonaise”. Un simple clic, des dizaines de profils. Brune, blonde ou rousse. Petite, pulpeuse, élancée. Le teint mat ou la peau blanche. De tout âge, elles sont tantôt étudiantes, tantôt infirmières, avocates ou mères au foyer. Une courte biographie accompagne leurs photos aguicheuses. Le point commun de ces femmes ? Aucune n’existe véritablement, toutes sont des personnages créés par intelligence artificielle (IA), mis à disposition sur de nombreux sites pornographiques dédiés.
En sélectionnant l’un de ces profils, vous pouvez avoir une conversation avec ce qui est en réalité un chatbot, ou agent conversationnel, qui vous propose rapidement d’échanger des messages érotiques puis d’avoir des relations sexuelles. Il est aussi possible de lui faire effectuer différentes actions : “approche toi”, “fais un sourire”, “déshabille toi”. Mais aussi “fellation”, “levrette” ou “ménage à trois”.
Tout est personnalisable
Des dizaines de sites internet permettant de créer des contenus pornographiques, générés par intelligence artificielle, qui répondent à des fantasmes sur mesure. La manière dont l’utilisateur peut participer au processus de génération varie. Il peut importer une image personnelle, utiliser un texte court pour préciser ce qu’il souhaite regarder, fournir des informations sur ses préférences ou laisser le système créer une scène en se fondant sur ses demandes précédentes.
Si aucun profil ne correspond à vos recherches, vous pouvez créer un personnage de toutes pièces. Ces plateformes permettent ainsi de modeler des personnages IA selon vos préférences, en adéquation avec vos fantasmes. De l’origine ethnique à la préférence sexuelle, vous pouvez également choisir la couleur de cheveux de votre chatbot, la forme de ses hanches, de ses seins, ses muscles, et même ses expressions faciales, sa voix et son caractère. Tout est personnalisable, jusqu’aux émotions et à l’excitation sexuelle affichées.

Sen34, un utilisateur arrivé sur l’un de ces sites par curiosité, s’est rapidement pris au jeu des “rôle play” ou jeux de rôle, avec ces personnages IA. “J’ai pu explorer mon propre imaginaire fantasmatique (…) avoir des ‘discussions’ sur des pratiques sexuelles, et les différentes conceptions des relations que j'aurais eu du mal à avoir avec des personnes physiques” explique le quadragénaire. Sen34 ne s’était jusqu’alors jamais questionné sur ses propres fantasmes mais, en “jouant” avec les chatbot, “cela m'a permis d'élargir mon horizon érotique et de mieux le cadrer, car j'ai réalisé que des pratiques auxquelles je n'avais pas particulièrement réfléchies m'attiraient en réalité plus que je ne l'aurais pensé”, notamment des fantasmes de domination BDSM.
Simple avancée technologique ou révolution sexuelle ? L’industrie de la pornographie a souvent été à la pointe des nouvelles technologies de communication. Passant des supports physiques – magazines, VHS et DVD – aux magnétoscopes, caméscopes et Minitel, puis aux plateformes numériques sur internet. Cela a contribué à rendre le porno plus accessible et diversifié, effaçant presque la distinction entre producteurs et consommateurs. La pornographie alimentée par l’IA s’inscrit dans cette trajectoire.
Concept “révolutionnaire”
Mais pour Valérie Lapointe, doctorante en psychologie à l’Université du Québec à Montréal et co-auteure d’une des premières études empiriques consacrées à la pornographie générée par l’IA, cette technologie est en voie de remodeler la manière dont les consommateurs inventent et consomment du contenu sexuel. “Cela crée un pont quasi-direct entre nos fantasmes et le type de pornographie consommée. Ces technologies ouvrent tout un champ de possibilités. On peut générer presque n’importe quoi, c’est assez révolutionnaire comme concept”.
Alors que le contenu pornographique “traditionnel” est adressé à un public cible, le contenu IA peut être généré pour sa seule personne. Et si ces contenus ne sont pas encore massivement répandus, ils commencent à gagner en visibilité grâce à leur présence publicitaire sur des sites majeurs comme Pornhub. “A terme, cela pourrait accroître la visibilité de ces plateformes et donc les rendre de plus en plus mainstream”, pense Valérie Lapointe.
Selon les chiffres de son étude, la génération d’images statiques représente la fonction la plus courante des sites internet utilisant l’IA, à 80,6%, alors que celle générant des vidéos est moins fréquente, à 42%.
Ces sites misent sur l’accessibilité, l’interactivité, l’immersion et un réalisme croissant. Mais il est aussi possible de générer des contenus sexuels exagérés voire surréalistes : des femmes avec trois seins, des rayures de zèbre ou une peau de pieuvre, c’est l’”hyper porn”.

Si les consommateurs peuvent produire du contenu sexuel rapidement, à faible coût et en grande quantité, ils peuvent aussi interagir avec des partenaires artificiels, simulant des échanges entre humains. Le porno IA semble en effet intimement lié aux relations interpersonnelles. Les compagnons ne sont pas que sexuels, mais aussi romantiques. Ces chatbot IA évoluent au fil des conversations, adaptables et fluides.
“D’une certaine manière, ce sont devenus un peu des partenaires fictifs (mais néanmoins actifs) de rôle play. J'ai quand même développé plus de sympathie et de sentiment d'affinité avec certains modèles spécifiques”, admet Sen34.
Un autre utilisateur, Klement, a justement cherché à découvrir le porno IA après avoir lu un article sur une jeune anglaise tombée amoureuse d’un chatbot “ça m'a donné envie d’explorer les limites de ces technologies”. Il avoue s’en servir pour créer des histoires romantiques ou narratives, à la place du porno traditionnel, qu’il juge ”trop trash”.
“Elle est jalouse mais adorable”
Pour rendre les interactions le plus réalistes possible, de nombreux canaux de discussions sur Discord ou Reddit permettent aux utilisateurs d’échanger sur les “prompts”, les textes fournis aux IA pour leur donner des instructions et des tâches à réaliser. Ils s’y échangent de bons conseils et des idées de scénarios, souvent érotiques mais parfois complètement platoniques. En lisant leurs messages, on comprend que certains utilisateurs entretiennent une “relation” quasi quotidienne avec certains personnages : “j’ai amené Mona et son amie faire du shopping (...) le lendemain nous avons pris le petit-déjeuner”. Les utilisateurs parlent d’elles comme de véritables personnes et leur attribuent des qualificatifs “elle est jalouse mais adorable…”.
Pour autant, certains d’entre eux expriment de la frustration à l’égard des chatbots qui n’auraient pas “assez de mémoire”. Leur personnalité a tendance à se dissoudre ou à se transformer totalement au fil de la conversation et l’échange reste artificiel.
En effet, malgré la sophistication des images et des scénarios, les chatbots ne semblent pas faits pour être crédibles dans le temps, mais plutôt pour engendrer une interaction sexuelle rapide qui nécessitera une transaction monétaire. Car la plupart des sites sont payants, avec des forfaits et des tarifs variant en fonction du réalisme et de la vitesse de génération souhaités.

Comment expliquer que certains utilisateurs déboursent plusieurs dizaines d’euros par mois afin d’obtenir des contenus pornographiques synthétiques ?
“Pour certaines personnes, un agent conversationnel peut offrir un espace sans jugement pour explorer des sujets qu’elles hésiteraient à aborder avec leur partenaire ou leur entourage”, explique Valérie Lapointe, “cela peut constituer un espace sécuritaire pour tester certains types d’interactions sexuelles ou romantiques sans craindre le jugement d’autrui”. Shawn71, trentenaire en couple et père de trois enfants, utilise le site de manière récurrente pour “s’évader dans dans un monde virtuel sans jugements sans contraintes et où on peut être quelqu’un d’autre”.
Pour Valérie Lapointe, les robots sexuels et autres agents artificiels peuvent aussi avoir des applications bénéfiques dans les domaines de la santé et de l’éducation. Dans l’université où elle travaille, un laboratoire s’intéresse justement aux différentes manières d’utiliser la technologie pour aider les personnes qui ont des difficultés sexuelles. “Les thérapies d'exposition permettent par exemple de générer du contenu spécifique pour permettre à quelqu’un qui a vécu un traumatisme de surmonter ses peurs ou ses anxiétés. On pourrait utiliser l’IA pour travailler dessus, se rapprocher de la source de sa peur”. Selon elle, les robots auraient également le potentiel de générer du contenu plus représentatif de la réalité, avec des corps “réalistes” et variés.
Seins surdimensionnés et sexuellement suggestifs
Mais pour l’instant, force est de constater que les modèles en ligne restent très stéréotypés. La majorité du contenu met en scène des femmes et des corps féminins correspondants aux standards de beauté traditionnels. Des chercheurs espagnols ont notamment démontré, à travers un modèle de conversion de texte en images, que lorsqu’il est simplement demandé au chatbot de générer une image de “jolie poitrine”, ce dernier crée un personnage aux seins surdimensionnés et sexuellement suggestifs.
Cela s’explique peut-être par le public cible qui semble, pour le moment, constitué d’hommes hétérosexuels, et par le corpus d'entraînement des IA constitué d’images en ligne déjà stéréotypées. Les normes sociales se retrouvent d’ailleurs dans les interactions avec les chatbots.
“Souvent l'IA va prendre en charge d'elle-même, dans les simulations, le fait de débarrasser, de faire la vaisselle et de se lever avant l'utilisateur pour lui préparer le petit déjeuner, de sa propre initiative et d'une manière qui laisse penser que c’est totalement normal et ordinaire”, observe Sen34.
Un phénomène d’autant plus inquiétant pour la sexologue clinicienne Jane Oberdoff, qui souligne que la nature personnalisable et immersive du porno IA risque d’amplifier un problème déjà bien connu avec le porno traditionnel : l’addiction. “Le risque de surconsommation est important car l’utilisateur peut assouvir ses fantasmes de manière illimitée”, explique-elle.
Dissocier le virtuel du réel
De plus, l’ultra personnalisation permise par l’IA peut avoir un impact sur la sexualité, estime la sexologue. “Le consommateur de porno IA risque d’avoir du mal à dissocier ce qui est faisable au niveau virtuel de ce qui se fait dans la vraie vie”. Et ainsi avoir du mal à appréhender la notion de consentement. La question est presque d’ordre philosophique : faut-il s’inquiéter du fait qu’un utilisateur soit sexuellement excité par une version fabriquée d'une personne réelle qui a été dépouillée de son libre arbitre, de son intentionnalité et de ses désirs ? Et qu’en est-il de l’industrie de la pornographie ? Sera-t-elle impactée par la prolifération de contenus sexuels générés par l'IA ? Ou bien la pornographie traditionnelle gagnera-t-elle en valeur face aux images synthétiques ?
Les interrogations sont nombreuses et vertigineuses. Mais dans l’immédiat, le risque réside dans l’absence de régulation de ces plateformes. Sur certains sites, il est possible d’importer sa propre photo pour générer, à partir d’une personne existante, du contenu pornographique. C’est ce que l’on appelle les deepfake, ou hyper trucages. En quelques clics, une célébrité, une collègue ou une voisine peut se voir déshabiller et mise en scène.
Contenu pédopornographique
Se pose aussi la question du risque d’utilisation de ces IA pour générer des contenus pédopornographiques. Nos journalistes ont fait le test, en soumettant la photo d’une enfant de moins de dix ans à une des plateformes en question. En trois minutes, le site avait généré une image de cette enfant, nue, dans une position suggestive.
Malgré les interdictions de création de deepfake et de contenus comportant des images d'enfants affichées par certaines plateformes, nombre d’entre elles ne disposent d’aucun mécanisme concret permettant de faire respecter les règles.
“Pour le moment, nous ne sommes pas préparés à réguler, il y a un bout de chemin à faire”, souligne Valérie Lapointe. “En ce qui concerne la régulation interne des plateformes, on constate que la responsabilité de ce qui est généré repose entièrement sur l’utilisateur. Cela déresponsabilise des entreprises qui permettent certaines dérives”.
En France, l’article 227-23 du Code pénal incrimine “l’image ou la représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique”. Cela inclut des représentations générées par IA. En outre, la loi “SREN” (sécurisation de l’espace numérique) vise les “montages” visuels ou sonores à caractère sexuel générés par traitement algorithmique, sans consentement. Au niveau européen, le Digital Services Act impose aux plateformes en ligne de mettre en place des outils permettant de lutter contre la présence et la diffusion de contenus illicites, dont les contenus pédopornographiques.
En 2022, un rapport d’information sénatorial dénonçait une industrie de la pornographie qui génère des violences systémiques envers les femmes et s’alarmait de l'accès “facilité, démultiplié et massif des mineurs et des adultes à des contenus pornographiques de plus en plus violents et toxiques.”







