Milices, exactions, “fragmentation du pays" : que se passe-t-il au Soudan ?

Carolyn Van Houten/The Washington Post via Getty Images
La prise de la ville d’el-Facher par les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), dimanche, est un tournant dans la guerre qui ravage le Soudan depuis plus de deux ans. Le pays est divisé et les experts alertent sur un nettoyage ethnique. On fait le point sur la situation avec Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Ifri.
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Après 18 mois de siège meurtrier, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) ont pris, dimanche, la dernière des cinq capitales régionales du Darfour, el-Facher, qui échappait à leur contrôle. Ils scellent ainsi leur domination dans l'ouest du Soudan, après plus de deux ans de guerre contre l'armée régulière.

El-Fasher était devenue le front le plus disputé de la guerre. “C’est une ville stratégiquement importante car elle était la seule ville du Darfour échappant aux FSR. Elle constituait le point de fixation stratégique de l’armée soudanaise au Darfour”, explique Thierry Vircoulon, chercheur associé àl'Ifri. Sa chute est un grand revers stratégique pour l’armée qui espérait repartir à la conquête du Darfour. 

Deux belligérants

Au Soudan, deux factions militaires rivales se déchirent depuis le 15 avril 2023, “pour savoir qui dirigera le Soudan”, précise Thierry Vircoulon.

D’un côté, les Forces armées soudanaises (SAF), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, de facto au pouvoir après un putsch en 2021. De l’autre les Forces de soutien rapide (RSF) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit “Hemetti”.

Flourish

Les FSR sont issues des milices arabes Janjawid, initialement créées pour combattre les groupes rebelles.  Leurs attaques passées -massacres, viols, incendies de villages- ont fait environ 300 000 morts au Darfour et quelque 2,5 millions de déplacés, selon l'ONU.

Les combats, qui ont lieu tous les jours, sur plusieurs fronts mais essentiellement au Darfour, ont fait des dizaines de milliers de morts et des milliers de déplacés. L’ONU alerte sur "la pire crise humanitaire au monde".

"Partition" du Soudan

Les FSR ont installé une administration parallèle au Darfour, vaste région de l'ouest du Soudan, aussi vaste que la France. L'armée occupe, elle, le nord, l'est et le centre du pays.  “On est dans une dynamique de partition du Soudan”, note Thierry Vircoulon. En 2011, le Soudan du Sud a fait sécession.

Le chercheur pointe le risque d’un scénario Libyen : un pays fragmenté, en proie aux appétits rivaux des pays voisins.

La situation est d'autant plus complexe que les belligérants bénéficient chacun de soutiens étrangers cherchant à peser sur un pays riche en or.

Les FSR ont reçu armes et drones des Emirats arabes unis, d'après des rapports de l'ONU, tandis que l'armée a bénéficié de l'appui de l'Egypte, de l'Arabie saoudite, de l'Iran et de la Turquie, selon des observateurs. Tous nient toute implication.

Milices

Aux deux principaux belligérants s’ajoutent de nombreuses milices. “Depuis le début du conflit, chaque camp mène une politique d’alliances avec des milices locales et a créé sa coalition guerrière afin de contrôler le maximum d’Etats”, explique Thierry Vircoulon.

Ce phénomène milicien contribue à fragmenter davantage le pays et exacerbe les tensions intercommunautaires.

Carolyn Van Houten/The Washington Post via Getty Images

Depuis la chute d'El-Facher après 18 mois de siège, les accusations d'exactions -nourries par des flux de vidéos violentes sur les réseaux sociaux et des analyses d'images satellite-, se sont multipliées contre les combattants du FSR.

Les analyses d'images satellite "corroborent des preuves que les massacres ont continué dans les 48 heures ayant suivi la prise par les FSR" d'El-Facher, incluant des exécutions près de deux hôpitaux et des "tueries systématiques" sur les talus de fortification à l'est de la ville, selon un rapport du Humanitarian Research Lab de Yale.

Ciblage "ethnique"

Le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme a alerté lundi sur le "risque croissant d'atrocités motivées par des considérations ethniques" en rappelant le passé du Darfour, ensanglanté au début des années 2000 par les massacres, les viols et les razzias des milices arabes Janjawid dont sont issues les FSR.

L'Union européenne a dénoncé la "brutalité" des paramilitaires et le ciblage "ethnique" de civils, après le "tournant dangereux" de la prise d'El-Facher.

Les communications satellite Starlink, seul réseau encore opérationnel mais contrôlé par les FSR, ont été coupées, laissant la ville dans un "black-out médiatique", selon le Syndicat des journalistes soudanais.

Dizaine de milliers de déplacés

De rares images de l'AFP en provenance de Tawila, où ont fui des milliers d'habitants d'El-Facher, montrent des déplacés portant leurs affaires sur leur dos ou sur leur tête. Certains montent des tentes, d'autres, parfois blessés avec des jambes bandées, sont assis près de bidons d’eau dans des conditions précaires.

Depuis dimanche, plus de 33 000 personnes ont fui les violences, majoritairement vers la périphérie d'El-Facher et vers Tawila, cité située à 70 km plus à l'ouest et qui accueille déjà environ 650 000 déplacés selon l'ONU. 

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Gouvernement civil de transition

La perte d'El-Facher montre que "la voie politique est la seule option pour mettre fin à la guerre", a déclaré le conseiller présidentiel émirati Anwar Gargash, en appelant à la ratification du plan du groupe dit du "Quad" (Etats-Unis, Arabie saoudite, Egypte et Emirats). Ce plan prévoit la formation d'un gouvernement civil de transition en y excluant le gouvernement pro-armée actuel et les FSR.

Mais les pourparlers restent dans l'impasse, selon un responsable proche des négociations.

“Aucun des deux belligérants n’a l’intention d’arrêter la guerre”, observe Thierry Vircoulon, "le scénario le plus probable est celui d'une partition du pays. Chaque faction aura son propre Soudan".

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