Entretien avec le baroudeur Eliott Schonfeld

Seul, il explore les endroits les plus sauvages sur Terre. Son dernier défi : partir sur les traces d'un explorateur disparu dans la jungle amazonienne.

Eliott Schonfeld a traversé une partie de la forêt amazonienne à pied


L’explorateur s’est lancé dans un périple de 250 km à l’été 2019. Il a traversé trois rivières et perdu 15 kilos. Il raconte.


Après avoir traversé seul le désert de Gobi, l'Alaska et l'Himalaya, l'explorateur Eliott Schonfeld s'est lancé un nouveau défi… « Il y a un endroit où je n’avais jamais osé aller, l'endroit le plus sauvage du monde : l’Amazonie », se rappelle l'explorateur.


Le 28 juillet 2019, il se lance donc dans un périple de 250 km nécessitant de traverser une partie de la forêt amazonienne à pied et d’affronter les rivières Ouaqui, Tamouri et Camopi. Pour Brut, il raconte.


« Aventures en Guyane » de Raymond Maufrais change sa vie


Il y a quelques mois, je suis tombé sur un livre qui a changé ma vie. Ce livre s’appelle Aventures en Guyane. Il a été écrit en 1949 par un explorateur de 23 ans qui s'appelle Raymond Maufrais. C'est son carnet de bord. Il relate chaque jour le défi qu’il s’était imposé, à savoir traverser en solitaire toute la Guyane française jusqu'aux monts Tumuc-Humac, avec l’espoir de découvrir une tribu d’Indiens jamais approchée.


Raymond Maufrais n’est jamais revenu de cette expédition. Il a disparu dans la jungle et on ne l'a plus jamais revu. Si un Indien Emerillon n'avait pas retrouvé, par un miracle absolu, son livre perdu au milieu de la jungle, on n'aurait jamais su ce qui lui était arrivé. Une fois que j'ai eu fini ce livre, j'étais décidé, j'allais terminer cette expédition qu'on disait impossible, j'allais essayer de terminer son rêve.


« Tout a coulé »


Ça faisait 10 jours que je remontais la rivière Ouaqui. Vraiment, remonter une rivière, c'est un truc de taré, parce qu'on est tout le temps à contre-courant. On doit lutter en permanence pour pas reculer, pour pas que le courant nous emporte. Et en plus de ça, à partir du dixième jour, la rivière a commencé à se rétrécir. Elle s'est fait littéralement étrangler par la jungle : parfois, je n'arrivais même plus à voir l'eau tellement c'était recouvert par un amas de plantes.


Un des pires trucs qui pouvaient arriver est arrivé : tout a coulé. J'ai réussi à sauver la pirogue, mais deux choses ont disparu : la rame et la machette. J’ai été un peu pris par le choc parce que j'ai eu peur.


« Chaque jour, je lisais le carnet de Maufrais »


Là, ça a été l'horreur, parce que sans rame je ne peux plus rien faire, c'est mon moteur. Je ne peux plus continuer, je ne peux plus reculer. J'ai compris qu'il fallait que je m'en construise une, sauf que je n'avais plus de machette. Je ne pouvais compter que sur un petit couteau que j'avais gardé. J'ai trouvé une liane. Je n'y croyais pas trop, mais comme c'était la seule option qui se présentait à moi. Pendant des heures et des heures, j'ai taillé. Après six heures, je tenais dans ma main une rame grossièrement taillée, mais qui fonctionnait.


Chaque jour, je lisais le carnet de Maufrais. C'est fou, parce qu’on passait par les mêmes craintes, les mêmes joies, les mêmes émotions. On voyait les mêmes choses. En 70 ans, cette partie de la jungle a très peu changé. J'avais vraiment l'impression de faire cette expédition à ses côtés. Et je lui parlais et souvent. Je relisais des phrases qu'il avait écrites pour se redonner du courage, et ça me redonnait du courage, à moi.


« Je me rationnais trop et mon corps commençait à faiblir »


Quand j'étais à pied, dans la jungle, le problème, c'était vraiment les lianes qui essayaient de m'agripper par tous les côtés, qui m'empêchaient de faire un pas. Parfois, je faisais 500 mètres en deux heures… Les deux dernières nuits, j'ai fait quelques crises de panique. Le problème, c’était la bouffe, je n'en avais plus assez. Je me rationnais trop et mon corps commençait à faiblir.


Contrairement à l'Alaska, où j'ai réussi à pêcher, où j'ai réussi à cueillir des champignons, des baies, où j'ai eu une autonomie alimentaire, je n'ai jamais réussi à pêcher en Amazonie. Je pense que j'ai dû attraper cinq poissons maximum, et j'ai dû choper quelques fruits, mais c'était assez rare. La jungle, ça demande plus de connaissances que les endroits où j'étais allé auparavant.


« Raymond Maufrais a essayé de se construire un radeau, mais ça ne marchait pas »


J'avais un peu plus de 5 kilos de provisions au début de l'expédition. Je mangeais un bol de riz ou de pâtes par jour. J'ai très peu mangé. Ça a été une vraie inquiétude, la bouffe, pendant toute l'expédition, parce que c'est ça qui a probablement coûté la vie à Raymond Maufrais, et c'était en permanence dans ma tête. À la fin de l'expédition, j'avais perdu 15 kilos.


C’est à Degrad Claude qu'on a retrouvé le carnet de Raymond Maufrais. En lisant son livre, on comprend ce qui lui est arrivé à cet endroit. Il a essayé pendant 10 jours de partir de cet endroit, il a essayé de se construire un radeau, mais ça ne marchait pas, c'était trop lourd, il a échoué au bout de 100 mètres. Ensuite, il a essayé de se construire une pirogue, mais il n'avait pas du tout les outils.


« C'était flippant parce que j'avais l'impression de commettre les mêmes erreurs que lui »


Le problème, c'est qu'il n'arrivait plus à chasser, donc il commençait à s'amaigrir, il commençait à s'affaiblir vraiment beaucoup. Il a compris que sa seule chance de survivre, c'était de partir à la nage jusqu'au prochain village. Il a écrit un dernier mot pour ses parents dans son carnet, il a laissé toutes ses affaires, puis il est parti le 13 janvier 1950. Il est probablement mort dans les deux ou trois jours après être parti à la nage.


Quand je suis arrivé à cet endroit, c'était super émouvant parce que je savais tout ce qui s'était passé. En même temps, c'était assez angoissant, parce que je savais que pour ne pas finir comme lui, il fallait que j'arrive là où il avait échoué. Je me suis mis à construire un radeau avec mon petit couteau, comme lui. Pendant des jours et des jours, j'ai taillé du bambou. C'était flippant parce que j'avais l'impression de commettre les mêmes erreurs que lui, d'utiliser toute ma bouffe, de m'affaiblir, pour peut-être construire un radeau qui n'allait pas du tout flotter.


« J'ai eu le sentiment d'avoir sauvé Raymond Maufrais »


Après deux semaines passées sur son radeau, j’ai entendu un bruit de moteur. C’étaient premiers hommes rencontrés depuis le début de cette expédition, depuis 46 jours : des Indiens de la tribu des Tekos. Ils m'ont accueilli dans leur pirogue. J'ai abandonné le radeau, ils m'ont nourri de tonnes de poissons, et voilà, j'étais sauvé. J'ai eu le sentiment, à ce moment-là, d'avoir sauvé Raymond Maufrais, parce qu'on avait réussi tous les deux à faire ce qu'il avait commencé il y a 70 ans.


« Ce n’est pas la jungle qui tue l'Homme civilisé, c'est son ignorance »


Je crois que le rêve urgent qui nous animait tous les deux, à savoir quitter la civilisation et revenir à la nature, ça nous a fait brûler des étapes. J’ai eu de la chance. Il en a eu moins. Mais en tout cas, je sais que j'ai dépassé une limite pendant cette expédition. Des limites que je ne veux plus jamais dépasser, parce que le but n'est pas de me mettre en danger, c'est même tout le contraire. J'ai réalisé tout ce qui me restait à apprendre. Je pense que ce n'est pas la jungle qui est dangereuse. Raymond Maufrais le disait lui-même : « Ce n’est pas la jungle qui tue l'Homme civilisé, c'est son ignorance. »


Mon objectif, c'est d'y retourner, et cette fois, d'aller vivre avec les Indiens. Apprendre à me construire un arc, apprendre à chasser, apprendre à pêcher, apprendre à connaître la flore pour savoir ce que je peux bouffer… Parvenir à vivre dans la jungle, et pas simplement y survivre, comme je l'ai fait pendant cette expédition.


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Brut.