"La médecine, ça n'a rien à voir avec l'argent."

Sophie Crozier est en colère. En 25 ans de service, la responsable des urgences cérébro-vasculaires à la Pitié-Salpêtrière a vu l’hôpital public se dégrader. Pour Brut, elle raconte.

Sophie Crozier, neurologue à la Pitié-Salpêtrière : « La médecine, ça n'a rien à voir avec l'argent »


Brut a rencontré la responsable des urgences cérébro-vasculaires à la Pitié-Salpêtrière.


« La médecine, pour moi, ça n'a rien à voir avec l'argent. C'est même incompatible. » Sophie Crozier est en colère. En 25 ans de service, elle a vu l’hôpital public se dégrader, en particulier ces deux dernières années. Pour Brut, elle raconte.


« On a vraiment diminué le nombre de personnels et de lits d'hospitalisation »


Ce qui s'est dégradé, c'est qu'on a vraiment diminué le nombre de personnels dans les hôpitaux et diminué le nombre de lits d'hospitalisation classique. Tout ça s'est traduit par une surcharge de travail pour les personnels, qui ont quitté peu à peu l'hôpital. Depuis deux ans, on voit de plus en plus de collègues infirmières, aides-soignants, secrétaires, manip radio, qui quittent l'hôpital pour deux raisons.


Premièrement, pour leurs conditions de travail. Ils n'ont pas les moyens d'effectuer correctement leur travail. Ils rentrent tous les soirs chez eux en se disant : « J'ai mal fait mon boulot, j'ai pas pu m'occuper de mes patients, je n’ai pas eu le temps de lui prendre la main, de discuter avec lui… »


« C'est la course à l'activité, à la rentabilité »


Le deuxième problème, évidemment, c'est les salaires. Il n'y a eu aucune augmentation de salaire depuis plus de 10 ans. Les infirmières sont au 28ème au rang des pays de l'OCDE en termes de moyenne de salaire – sur les 32 pays de l'OCDE. Derrière, il y a la Slovaquie… Ce n'est pas possible.


On constate une perte de sens. Ces dernières années, les réunions de service – ou de pôle comme on appelle ça maintenant – commencent par l'activité. « Est-ce qu'on a fait +1, +2, +3 % d'activité ? » C'est la course à l'activité, à la rentabilité.


« La médecine va coûter de plus en plus cher »


Cette fameuse tarification à l'activité, ça veut dire qu'on fait des actes qui vont être remboursés par la Sécurité sociale et aller dans les caisses de l'hôpital. L'hôpital fonctionne maintenant comme une entreprise. L'idée, c'est qu'on puisse garder un hôpital à l'équilibre en faisant des activités qui rapportent de l'argent à l'hôpital.


Ça paraît évident, mais il faudrait qu'on construise des projets de soins basés sur les besoins de la population, de l'hôpital. On a compris, ça coûte de l'argent. La médecine va coûter de plus en plus cher, c'est comme ça. Il y aurait beaucoup à dire sur les prix des médicaments, mais c'est encore un autre sujet. Il faudrait qu'on arrive à mieux négocier.


« On a l'impression d'être des hamsters dans une roue »


Mais il y a aussi d'autres types de techniques qui coûtent plus cher. La médecine devient de plus en plus technique. Il faut pouvoir assumer ça, assumer qu’on veut donner le meilleur soin. Mais il ne faut pas faire de l'activité pour faire de l'activité. Parfois, on a l'impression d'être des hamsters dans une roue : on continue à faire de l'activité simplement pour faire entrer de l'argent dans l'hôpital.


Ça fait déjà depuis 2009 qu'on alerte. Parce que la réorganisation de l'hôpital, la course à la rentabilité, la façon qu'on a eue de réorganiser les hôpitaux en essayant de faire toujours plus avec moins, ça devenait catastrophique. Quand vous avez une infirmière pour 16 malades alors qu'elle devrait s'occuper de huit malades, vous pouvez imaginer que celui qui appelle pour avoir le bassin, il ne la verra pas tout de suite.


« Chaque année, on fait 2 milliards d'économies »


Ça fait 10 fois qu'il appelle et la pauvre infirmière, elle est super culpabilisée parce qu'elle ne peut pas arriver à temps. Parce qu'il y a plein de malades qui ne vont pas bien, des malades handicapés qu'il faut aider à se lever, à manger, etc. C'était ça notre quotidien dans le service, depuis deux ans déjà. On a manifesté, on a essayé de tout faire pour que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale ne soit pas voté.


Ça a été notre première mobilisation. On a été à Bercy pour rencontrer Monsieur Darmanin, pour lui dire qu'il fallait de l'argent pour l'hôpital public, un budget qui corresponde aux besoins de l'hôpital public. Aujourd'hui, on nous donne un budget deux fois moins important que les besoins. Chaque année, on fait 2 milliards d'économies.


« Des infirmières arrivent la boule au ventre parce qu'elles ne savent pas si elles vont être remplacées »


On arrive le matin et on se dit qu'il va manquer du personnel. Des infirmières arrivent la boule au ventre parce qu'elles ne savent pas si elles vont être remplacées. C'était ça dans mon service il y a un an encore, il y a quelques mois aussi. Elles arrivent le matin à 7h, elles ne savent pas si à 14h, il y a quelqu'un qui va les remplacer. Donc elles restent jusqu'à 21h.


Ça fait déjà trois fois que le président de la République nous promet un plan massif à la suite de manifestations. On avait fait une grande manifestation le 14 novembre. Il y avait une annonce du président de la République qui promettait un plan massif. Derrière, Édouard Philippe a annoncé des primes pour certains qui sont en gériatrie, etc. Ça va pas ! On ne va pas dire qu'on n'en veut pas, mais c'est pas fromage ou dessert. Ce n'est peut-être pas le fromage le plus important, c'est le dessert : une revalorisation salariale.


« Dans mon département de neurologie, en six mois, 20 personnes sont parties »


Si on ne paie pas les personnels hospitaliers – il n'y a pas que les soignants, il y a aussi tout le personnel hospitalier – après une crise comme celle-là, on n'a aucune illusion : ils vont être épuisés et ils vont partir. Ils partaient déjà en masse. Dans mon département de neurologie, en six mois, 20 personnes sont parties.


Je rappelle que les revendications du Collectif Inter Urgences et du Collectif Inter Hôpitaux, ce n'est pas d'avoir des revalorisations pour les médecins. Franchement, nous, on peut vivre, on peut se loger à Paris. Pas nos collègues aides-soignants, infirmiers, secrétaires, le personnel hospitalier, les brancardiers… Il y a une grande partie dont les salaires sont largement inférieurs à 2.000 euros… Avec ça, ils n'arrivent pas à se loger à Paris. Donc il faut revaloriser ces salaires si on considère que c'est des métiers qui sont importants, qui sont utiles et qu'on veut maintenir un hôpital public debout. On n'aura pas un hôpital public sans personnel !


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