Comment les médias russes couvrent la guerre en Ukraine

“Guerre” et “invasion” sont des mots interdits par l’Etat russe. Voici comment les médias en Russie traitent la guerre en Ukraine.

“Guerre” et “invasion”, des mots “qu’on n’entendra jamais à la télévision russe”


Alors que le début de la guerre en Ukraine a éclaté depuis le 24 février, en parallèle la guerre de l’information a également éclaté. Joshua Tucker, directeur du centre Jordan de l’université de New York pour l’étude avancée de la Russie, analyse pour Brut le traitement du conflit par les médias russes.


“Guerre” et “invasion” sont des mots “qu’on n’entendra jamais à la télévision en Russie”, selon Joshua Tucker : “On parle “d’incursion en Ukraine”. Une “opération militaire spéciale”, c’est l’expression qui est censée être utilisée”.


Lors de son annonce officielle de la déclaration de guerre le 24 février, le président russe Vladimir Poutine, a déclaré : “J’ai décidé de lancer une opération militaire spéciale”.


Sur les chaînes officielles russes, ce sont ces mêmes mots qui sont utilisés. Le 25 février, sur Russia 1, une chaîne détenue par l’Etat, on pouvait entendre : “Parlons d’abord de la situation dans la région où l’opération spéciale pour protéger les citoyens des républiques populaires de Donetsk et Lougansk est en cours.”


Le 1er mars, sur Russia 24, autre chaîne détenue par l’Etat, était posée la question suivante par la journaliste : “Combien de temps va durer l’opération spéciale pour la protection des républiques populaires ?”


En Russie, tous les médias doivent obéir aux règles de l’Etat


En Russie, les principales chaînes de télévision appartiennent à l’État ou à des entreprises proches du Kremlin… “Quand on allume la télé en Russie, on entend l’histoire que le gouvernement russe veut raconter à ses citoyens”, c’est ce qu’explique le chercheur.


Le 27 février, Russia 1 déclarait : “En d’autres termes, le rêve des derniers nazis se réalise : aller tuer des Russes.” Sur Russia 24, le 3 mars, la journaliste commentait : “Les soldats et officiers russes accomplissent avec courage leur mission de protection de notre peuple dans le Donbass et de préservation de la sécurité de notre patrie.”


Joshua Tucker : “En Russie, les personnes d’un certain âge ont tendance à s’informer presque exclusivement par la télévision, plus que dans d’autres pays. Quand Poutine est devenu président en 2000, il y avait des médias indépendants en Russie, qui se portaient très bien.


Il y avait de grandes stations de médias indépendantes. Depuis, l’État a petit à petit imposé un contrôle croissant sur les journalistes. Et ça n’a fait qu’empirer ces dernières années.”


Tous les sources d’actualité russes doivent obéir aux règles imposées par le service fédéral de supervision des médias, le Roskomnadzor.


Le 24 février 2022, ce régulateur a transmis un communiqué demandant à tous les journalistes de ne relayer que les informations provenant des “sources officielles russes” concernant la guerre en Ukraine.


Il y aurait “4 principaux récits relayés” en Russie


1ère histoire : l’OTAN, “menacerait” sur la sécurité de la Russie


Selon Joshua Tucker, quatre principaux récits sont relayés par les médias russes sur la guerre en Ukraine : “L’une des histoires qu’on raconte à la population russe, c’est cette éternelle histoire de l’expansion de l’OTAN qui menacerait la sécurité de la Russie.


2nde histoire : “L’Ukraine ferait partie de la Russie”


Une autre histoire qui est racontée, que Poutine a commencé à utiliser juste avant le début de conflit, repose sur l’idée que l’Ukraine ne serait pas un vrai pays, mais ferait en fait partie de la Russie.”


Sur Russia 24, le 3 mars, on pouvait entendre : “Le président a affirmé qu’il ne renierait jamais sa conviction que les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple. Même si certains citoyens de notre pays voisin ne sont pas prêts à l'admettre."


Pour Joshua Tucker, “cette histoire défend l’idée que l’Ukraine, qui ferait partie intégrante de la Russie, pourrait s’en éloigner et se tourner vers l’Occident, ce qui est perçu comme une contradiction par rapport à ce qui fait l’essence même de la Russie. Dans cette histoire, Poutine dit : “Ce sont nos frères. Ce n’est pas normal. Ils ont dû être corrompus par leurs dirigeants.”


3ème histoire : L’Ukraine serait “dirigée par des nazis et des toxicomanes”


“Et on en arrive à la troisième histoire, qui raconte que les dirigeants ukrainiens se sont vendus à l’Occident, à cette affirmation délirante que l’Ukraine est dirigée par des nazis, et maintenant, des nazis et des toxicomanes.”


Cette histoire est également relayée sur les chaînes de télévision, comme sur Russia 24, le 2 mars : “Le président de la république populaire de Donetsk a ouvert un couloir de sécurité, mais les nazis ukrainiens, car il n’y a pas d’autre manière de les désigner, ont pris les civils en otage. Ils les empêchent de quitter la ville.”


4ème histoire : un “génocide mené contre les Russes”


Joshua Tucker : “Et enfin, il y a la question de ces deux républiques dans le sud et l’est de l’Ukraine, Lougansk et Donetsk. Juste avant l’invasion, Poutine parlait sans cesse de génocide mené contre les Russes, même s’il n’y avait aucune preuve sur le terrain que les Russes de ces régions étaient attaqués.”


Une pression croissante sur les rares médias indépendants


En Russie, les rares médias indépendants toujours en activité au début du conflit subissent une pression croissante de la part des autorités. En 2021, la Russie était placée au 150e rang sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse.


C’est le cas de la chaîne de télévision indépendante TV Rain / Dojd. Le 2 mars, le journaliste y déclarait : “Comme toujours sur Dojd, nous poursuivons nos reportages sur les événements qui se déroulent actuellement en Ukraine, sur le territoire ukrainien. Malgré les obstacles et les restrictions, nous continuons à vous informer.


Les hostilités ont continué aujourd’hui sur le territoire ukrainien. Nous sommes contraints de les appeler “une opération spéciale”, il s’agit d’une obligation légale.”


Le lendemain du reportage, TV Rain annonce la suspension temporaire de son activité après que les autorités russes l’ont accusée de diffuser de “fausses informations” sur les évènements, après que les fournisseurs d’accès à Internet russes ont bloqué l’accès à son site.


Écho de Moscou, une chaîne de radio critique du Kremlin, est interdite d’antenne le 3 mars 2022. “Un certain nombre de journalistes en Russie ont été tués, frappés et agressés”, commente Joshua Tucker.


Le risque de 15 ans de prison pour les journalistes


Mais la télévision n’est pas la seule source d’information en Russie. Internet et les applications de messagerie jouent également un rôle majeur.


Joshua Tucker : “Les jeunes, comme partout dans le monde, s’informent surtout sur Internet, sur leur portable, par les réseaux sociaux. Ils sont beaucoup plus susceptibles de savoir utiliser des VPN. Il y a un autre élément qui est très important à prendre en compte, c’est le fait que les Russes ont souvent des amis et de la famille en Ukraine.


Les sociétés russes et ukrainiennes sont très interconnectées. Donc oui, vous pouvez bloquer Facebook et tenter de bloquer Twitter, mais les gens vont recevoir des informations par SMS. Ils vont recevoir des informations par Telegram, qui est une appli populaire en Russie, une sorte de mélange entre WhatsApp et Twitter.


Telegram a déjà été utilisée pour coordonner des mouvements de protestation en Russie, elle a joué un rôle majeur dans la contestation en Biélorussie. C’est beaucoup plus difficile pour un régime de contrôler la circulation de l’information quand les gens se servent de messageries cryptées et de groupes de conversation.”


Le 4 mars 2022, la Douma, l’assemblée fédérale de Russie fait passer une loi punissant la diffusion de “fausses informations” sur l’armée russe d’une peine pouvant atteindre 15 ans de prison.


”Je pense qu’on entre dans une période très dangereuse pour les opposants à cette guerre. Ça rend d’autant plus admirable l’action des gens qui osent exprimer leur désaccord.” explique le chercheur.


Depuis le début du début du conflit, plus de 1,5 million de réfugiés ont fui l'Ukraine. Quelques milliers d'entre eux ont choisi la France comme exil. Sanctions de l'Union européenne au niveau de la banque, manifestations anti-guerre en Europe, appel aux armes du président ukrainien Volodymyr Zelensky, voici ce qu'il s'est passé les 10 premiers jours du conflit en Ukraine.


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