Se filmer en train de pleurer, ça dit quoi de nous ? – Brut Philo
“Évidemment, la première chose qu'on a envie de faire quand on voit quelqu'un se filmer en train de pleurer, c'est rigoler” affirme Laurent de Sutter, philosophe, et auteur de “Superfaible” avant d’ajouter: “Mais derrière ce premier réflexe, qui est un réflexe pas très gentil, il est possible de réfléchir un petit peu et de se dire: mais qu'est-ce que ça sert à afficher, cette affaire? On pourrait faire l'hypothèse que ce qu'il s'agit de montrer, dans ces vidéos, quelque chose qu'on n'est pas, c'est-à-dire quelqu'un de fort, de puissant. On essaye de montrer ou de démontrer une forme d'effondrement, de distance, de différence par rapport à un ordre du monde qui est un ordre du monde violent, brutal”.
Brut Philo : penser contre soi-même
“En étant faible, on joue une espèce de joker qui nous rend supérieur”
“Sauf que! Sauf que ce sont des vidéos et que ce dispositif fonctionne sur internet. Ce dispositif médiatique cadre les paroles, dit ce qu’on peut dire et non pas dire. Donc quelque part, ces pleurs, ce sont des pleurs qui disent plus que des pleurs. Ils disent l’inscription et l’acceptation par rapport à ce régime médiatique et au régime très particulier de force qu’il implique. Donc loin de se présenter comme des personnes faibles ou des personnes qui ne participent pas à l'ordre général de la force contemporaine, en réalité, ils le font quand même. En étant faible, on joue une espèce de joker qui nous rend supérieur, d'une certaine manière, à la manière dont la supériorité est normalement distribuée dans un espace comme Internet.”
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Le philosophie Laurent de Sutter continue: “Qu'est-ce qu'on attend en retour quand on montre ses failles? Évidemment, on réclame une reconnaissance. Mais on peut aussi le voir d'une manière qui est une manière inverse. C'est qu'en réalité, la faille, c'est la base. Ce n'est pas quelque chose qui nous arrive dans notre vie. On est tous, en fait, fracassés. On est tous déprimés, tristes, brisés par des choses. Et ça, ça fait la grande différence, je pense, entre deux attitudes. Il y a une attitude qu'on pourrait appeler velléitaire: “S'il vous plaît, reconnaissez mes blessures, applaudissez-les, mettez-moi des likes sur mes vidéos”, etc., et une attitude qui est de se dire: "Bon, ce truc-là qui m'est arrivé, est-ce que je peux en faire quelque chose ou pas ?"”
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“La critique, c’est vraiment la maladie mentale de notre époque”
Quid du rôle de la critique, c’est-à-dire de ceux qui regardent et commentent ces vidéos en les critiquant ? Pour Laurent de Sutter, “la critique, elle dit malheureusement à peu près la même chose que les vidéos elles mêmes. C'est une danse qu'on danse à deux. Quand je me filme en train de pleurer, c'est pour avoir raison de montrer comme je suis fragile dans un monde qui valorise la puissance, la virilité, le courage, que sais-je. Et de l'autre côté, quand je critique, c’est pour avoir raison sur ceux qui font ça, qui pleurent, ils ne pleurent pas vraiment pour ça, pour se faire mousser, ils pleurent pour avoir des likes, etc. Donc il s'agit d'un combat, qui est un combat pour avoir raison contre l'autre”.
Pour le philosophe, la “maladie mentale de notre époque” est la critique: “On n'arrête pas de dire à l'école "développez votre esprit critique, on a besoin aujourd'hui de pensée critique face à la bêtise du monde", etc. Ce dont on aurait besoin, c'est de véritablement tenter de réfléchir à une manière d'établir des relations avec ce qui nous entoure qui ne seraient pas basées sur le fait d'avoir raison, mais peut-être sur le fait d'avoir tort. Et si, en réalité, cette personne que j'ai rencontrée pouvait me faire découvrir des choses? Et si cette idée que j'ai vue dans une vidéo, plutôt que de dire “ça me paraît nul", si cette idée, c'était quelque chose qui recelait des ressources qu'il s'agirait de pouvoir explorer pour pouvoir ensuite explorer autre chose? Moi, c'est un peu ce qui m'anime, c'est l'idée de ressusciter une forme d'appétit par rapport à ce que je rencontre dans la vie, de gourmandise, en fait, ce n'est pas moi qui compte, ce n'est pas moi qui importe tellement, c'est cette chose que je rencontre parce que, elle, elle peut m'amener à nouveau ailleurs.”
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