Trois moments qui ont marqué Élise Lucet

Charlie Hebdo, la vidéo de Penelope Fillon, quand Jacques Chirac lui a dit "abracadabrantesque"…

Trois moments marquants de la carrière d’Élise Lucet


La journaliste Élise Lucet, présentatrice d’Envoyé Spécial et de Cash Investigation et ancienne présentatrice du 13h de France 2, se confie à Brut.


Les attentats de Charlie Hebdo


Les attentats de Charlie Hebdo, ça a été extrêmement difficile à vivre, pas que pour moi, surtout pour l'équipe de Cash Investigation. En fait, il se trouve que Charlie venait d'aménager quelques mois plus tôt dans les mêmes locaux que nous, au même étage. C'était un mercredi. Notre chargé de production qui avait été embauché le lundi, Mathieu, est descendu fumer une cigarette. Et il a vu les frères Kouachi au travers d'une vitre en plastique sablé.


Il voit deux hommes en noir. Il voit très clairement qu'ils sont armés et il remonte comme une bombe en disant : « Il y a deux mecs armés en bas, je ne sais pas ce qu'il se passe. » Édouard Perrin, immédiatement, dit : « Ça, c'est pour Charlie. » Ils évacuent tout le monde, ils font monter les gens de Premières Lignes sur le toit. Ils planquent toute l'équipe de la rédaction. Édouard Perrin et Benoît Bringer, deux journalistes de la rédaction, mettent des gilets pare-balles et se disent : « On va aller prévenir Charlie. »


Sauf qu'au moment où ils sortent, les frères Kouachi arrivent dans le couloir. Nous, on avait un oeilleton, donc ils les voient. Après, ils se déplacent parce qu'il y a une deuxième porte. Ils essaient de voir s'ils peuvent sortir par la deuxième porte. Mais en fait, c'était comme un cul-de-sac, ils se seraient fait tuer, je pense. Et donc ils sont démunis, et ils entendent les frères Kouachi qui rentrent dans la rédaction de Charlie. Ils entendent bien sûr la fusillade.


Moi, je suis pas là à ce moment-là. Je suis en train de préparer le 13h à la rédaction. Et puis, il y a une petite dépêche qui tombe, qui dit : « Fusillade dans le XIème, des blessés. » Pas Charlie Hebdo. Rien de précis. Moi, je ne m'inquiète pas, je me dis : « Bon, c'est bizarre, c'est quoi ce truc ? » Mais pas plus que ça, très franchement. Et à un moment, le rédacteur en chef du 13h, Philippe Denis, me dit : « C’est bizarre, il y a Benoît Bringer qui est en train de parler sur BFM. Il y aurait eu une fusillade à Charlie Hebdo. »


Et là, ça se connecte, je comprends immédiatement. Et je fais un truc que, je pense, je vais toujours regretter : j’appelle Benoît. Et je fais un peu ma cheffe, je lui dis : « Bon, Benoît, prenez des caméras, allez filmer, le journal de 13h, c'est dans une heure et quart. Il faut qu'on ait des trucs. Tu peux filmer du toit ? » Je lui laisse à peine le temps de répondre. Il ne me répond pas parce qu'il est complètement sous le choc. Et au bout d'un moment, il me dit :  « Mais, Élise, t'as pas compris. C'est un massacre, c'est un massacre. »


Et là, je suis restée silencieuse. Je me demandais : « Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Il m'a dit : « Ils sont rentrés, ils ont rafalé partout. ll y a des morts partout. Ils ne sont pas rentrés chez nous. Il n'y a pas de morts, il n'y a pas de blessés, mais c'est affreux, c'est horrible. On n'ose pas sortir. » Les frères Kouachi venaient de partir, c'est l'équipe de Cash qui les a filmés dans la rue. Ils venaient de tourner au coin de la rue. Benoît m’a dit : « Il va falloir qu'on sorte, parce qu'il faut qu'on aille voir ce qu'il se passe en face. »


Moi, je pense : « Bon, il faut que je présente le journal. » Puis on arrive au bout du journal. Et là, la liste des morts tombe pendant le générique. C'est Nathalie Saint-Cricq qui me dit : « Cabu est mort, Bernard Maris est mort, Wolinski est mort. » Et je pense que sur les images, on nous voit toutes les deux, la tête dans les mains, en train de se dire : « Mais c'est pas possible. » La suite a été extrêmement difficile à vivre pour l'équipe de Cash, parce que les premiers à être rentrés dans la rédaction de Charlie, c'est des gens de Cash.


Les images exclusives de Penelope Fillon


L'interview de Penelope Fillon, ça a été vraiment quelque chose de très important dans l'histoire d'Envoyé Spécial. Tristan Waleckx et Yvan Martinet travaillaient là-dessus. À un moment, Yvan Martinet dit : « Oh ! J'ai retrouvé une journaliste anglaise qui s'appelle Kim Willsher qui a fait une interview de Penelope Fillon il y a deux ou trois ans… Je ne sais pas ce qu'elle dit dedans. Mais bon, ça vaut peut-être le coup d’essayer de rapatrier les rushes. »


Pourtant, Kim Willsher l'assure : « Je les ai pas, les rushes, c'est mon caméraman de l'époque qui les a. » On prend alors contact avec lui, on discute, et le type nous sort : « Je ne sais pas si j'ai encore la cassette. » Finalement, il la retrouve. On finit par signer un accord avec lui. Il nous envoie la cassette. Franchement, on paie ça rien du tout, c'était vraiment de confrère à confrère. Et voilà. On obtient tous les rushes, nos journalistes sont en train de bosser.


L'interview est assez longue. Notre journaliste doit écouter absolument tous les rushes de Penelope Fillon. On est tous sur une conversation WhatsApp appelée Envoyé Spécial. Et là, je pense qu'il est 22h20. Et notre journaliste nous écrit : « À une heure, 16 minutes et 12 secondes, elle déclare "je n'ai jamais été l'assistante de mon mari ou quoi que ce soit d’autre". » Penelope Fillon dit elle-même qu'elle a été rémunérée. Enfin, elle ne dit pas qu'elle a été rémunérée, mais elle dit qu'elle n'a jamais travaillé avec son mari et on sait qu'elle a été rémunérée.


On réussit à garder ça secret 48 heures, à peu près. Et puis ça commence à fuiter. Et ça monte, ça monte, ça monte, ça monte. Et on diffuse ça en exclusivité dans Envoyé Spécial. Ce jour-là, il y a une audience de dingue ! Et pour cause : tout le monde voulait voir cette vidéo. Chapeau le boulot d'équipe ! Je crois que cette toute petite phrase qui doit faire sept secondes à peine, elle pèse lourd.


Jacques Chirac et son « abracadabrantesque »


Un producteur extérieur, Arnaud Hamelin, arrive dans notre bureau et nous propose, juste avant le lancement de l’émission, la fameuse cassette Méry, où Jean-Claude Méry parle du financement occulte du RPR. En gros, il accuse Chirac d’avoir touché des valises de billets. Le parti aussi, pour son financement occulte. Sauf que Jean-Claude Méry, il est mort. Donc, on a la vidéo d'un monsieur dans un canapé avec de grosses lunettes qui raconte ça.


On se dit « Waouh, qu'est-ce que c'est que ce truc ? » On préempte la cassette, c'est-à-dire qu'on dit à Arnaud Hamelin : « Ok, on la prend parce que c'est peut-être une énorme révélation, mais il faut qu'on travaille dessus. » C'était pour le tout premier numéro de Pièces à conviction. Et là, on se dit : « Bon, on se donne deux mois, trois mois pour faire un vrai travail d’investigation. »


Mais on n'a pas eu le temps ! 10 jours après, Claude Chirac m'appelle et me dit : « Le Président souhaite intervenir. » On est en septembre 2000, c'est juste avant le référendum sur le quinquennat, et le Président souhaite intervenir pour expliquer pourquoi c'est important de passer du septennat au quinquennat.


Bon, pourquoi pas, effectivement, intervenir dans le 19/20 pour ça ? On part à Angoulême. C'est là qu'on a rendez-vous pour l'interview de Jacques Chirac. Et là, dans le train, nos téléphones se mettent à sonner de partout. En fait, Arnaud Hamelin était allé vendre la cassette Méry au journal Le Monde, qui, sachant qu'on avait Chirac, décide de sortir l'intégralité de la cassette Méry dans l'édition de 14h. Nous, on faisait l’interview à 19h30 ! Un truc de fou !


On se regarde avec Hervé Brusini, mon directeur de l'info, et on se dit qu’il faut absolument que l’on parle de ce sujet. On se fait une promesse sur le quai de la gare, on se dit : « Si, d’une manière ou d'une autre, à cause de l'Élysée ou à cause de France Télévisions, on ne peut pas le faire, on démissionnera. » Et on n'a pas démissionné ! Ça a été très long. Toute l'après-midi, j'avais Claude Chirac au téléphone toutes les heures qui me disait : « Il ne faut pas qu'on en parle. » Au bout d'une heure, elle me disait : « Ok, on en parle. » Je lui dis qu’on va diffuser des extraits de la cassette Méry, parce que c’est public. J'obtiens gain de cause. L'heure avance, et j'ai à peine le temps de préparer mon interview.


C'était extrêmement tendu. À 18h, elle m'appelle et elle me dit : « Élise, le président de la République souhaite vous parler en seul à seule entre le journal régional et le journal national. » Il y a sept minutes de pub. Alors il s'avance vers moi, et il me dit :  « Madame Lucet, vous n'êtes pas sans ignorer que le journal Le Monde a publié… » Je lui dis : « Évidemment, Monsieur le Président, je suis au courant. Il faut absolument qu'on en parle. C'est important pour l’interview. »


Il me répond : « Alors, écoutez Madame Lucet, voilà ce que je vais vous dire." » Et il me sort la réponse à la question qu'il avait prévue et il prononce le mot « abracadabrantesque », évidemment. Intérieurement, je me dis « mais c'est pas français ? ». En fait, je n'ai pas le temps de réfléchir, parce qu'il finit par asséner : « Vous comprendrez bien, Madame Lucet, que dans ces circonstances, je ne souhaite aucune relance. » Je vois l'heure tourner, l’antenne est dans quatre minutes. Je m'entends lui dire : « Écoutez, Monsieur le Président, ça ne va pas être possible. »


Et comme c'était Jacques Chirac, ça s'est plutôt bien passé. Il me demande : « Mais pourquoi, Madame Lucet ? » Je dis : « Écoutez, Monsieur le Président, la France entière ne parle que de ça. Depuis 14h, c'est sorti dans Le Monde, c'est sur France Info, c'est partout. Personne ne comprendrait qu'à l'issue de votre réponse, je ne vous pose aucune question. Moi, j'ai mon rôle de journaliste, vous, vous avez votre rôle de chef d'État, mais c'est impossible que je ne vous pose pas de question là-dessus. »


L’antenne est dans deux minutes. Ça commence à se crisper sérieusement. Jacques Chirac me fait une réponse incroyable : « Écoutez, Madame Lucet, vous allez me poser des questions et je ne vais pas y répondre. » On rentre, je mets mon oreillette, on s'installe. Je le relance une fois, deux fois, trois fois, mais il me refait tout le temps la même réponse. IIl change évidemment un peu sa version, mais il ne va pas au-delà.


Ça a été quand même une sacrée bataille pour arriver à ce moment-là. Et on est sortis, en fait, avec Hervé Brusini, assez élégamment. C'est-à-dire que Jacques Chirac nous a salués. Il n'y a pas eu une violence qu'il y aurait pu avoir avec d'autres chefs d'État, que j’ai connue dans d'autres moments.


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Brut.